Peut-on admirer Che Guevara ?

Près de cinquante-quatre ans après sa mort, Ernesto Guevara, dit le Che, n’en finit plus de susciter les passions. S’il est aujourd’hui une icône de la révolution et de la pop culture à l’échelle mondiale, certains s’élèvent pour dénoncer l’admiration portée à un idéologue fanatique, responsable de la mort de centaines de personnes. Mais au-delà des caricatures, le doute subsiste : au fond, est-ce moralement acceptable de faire l’éloge d’un assassin ? 

La Havane, 5 mars 1960. Alberto Korda, jeune photographe pour le journal Revolución, est chargé de couvrir une cérémonie officielle. À la tribune, alors que Fidel Castro prononce un discours passionné, le Che s’avance près de la balustrade, le regard d’acier. Mécaniquement, Alberto Korda sort son appareil et appuie sur le déclic. Sans le savoir, il vient de réaliser ce qui deviendra l’une des photographies les plus diffusées au monde. Pourtant, six décennies et quelques millions de copies plus tard, ce Che à l’air déterminé ressemble de plus en plus à une coquille vide. Si c’est aujourd’hui l’image qui vient tout de suite à l’esprit quand on évoque le guérilléro argentin, se faire un avis sur le personnage nécessite de dépasser les apparences pour comprendre en profondeur les motivations qui l’animaient. En un mot, donner un sens à ce regard.

Le Che par Alberto Korda (version retouchée)

« Non seulement je ne suis pas modéré, mais j’essaierai de ne jamais l’être »

Issu d’une famille bourgeoise à tendance libertaire, Ernesto Guevara de la Serna grandit dans la province de Córdoba, en Argentine. L’air pur et léger de cette région montagneuse sied parfaitement au jeune homme, victime d’un asthme violent depuis ses quatre ans. Passionné de rugby, de littérature et de poésie, Ernesto n’est alors guère destiné à la rébellion et encore moins au marxisme, dont il lit d’abord les écrits sans grand enthousiasme. En 1947, à l’âge de dix-neuf ans, il commence même des études de médecine à l’université de Buenos Aires, bien loin de la trajectoire révolutionnaire qu’on lui imagine.

Il faut attendre deux voyages initiatiques à travers l’Amérique latine pour que naisse chez le jeune homme une véritable prise de conscience politique. D’abord en 1951 où, accompagné de son ami Alberto Granado, il parcourt le continent à bord d’une vieille moto. En partant à la rencontre des ouvriers exploités, des peuples autochtones ou des malades de la lèpre, il est pour la première fois confronté à la misère humaine et aux inégalités. Cette expérience forge alors la pensée d’Ernesto autant que sa légende de jeune vagabond fraternisant avec les damnés de la terre, illustrée par le road movie Carnets de voyage, sorti en 2004 et primé aux Oscars.

Ces carnets de voyage, justement, montrent bien la mue d’Ernesto. Loin de la simple image du voyageur romantique, il y évoque désormais son irrésistible envie « [d’égorger] tous les vaincus qui tomberont entre [ses] mains », d’être « immolé à l’authentique révolution » et de « [préparer son] être pour qu’y résonne le hurlement bestial du prolétariat triomphant ». Au fur et à mesure des pages, Ernesto construit sa réflexion, aussi follement radicale qu’incohérente par moments. Aussi, c’est dans dans ces mêmes carnets qu’après une petite altercation avec des habitants noirs d’un bidonville, il déclare, visiblement frustré : « Le Noir, indolent et rêveur, dépense ses sous en frilosités ou en “coups à boire” ; l’Européen a hérité d’une tradition de travail et d’économie qui le poursuit jusque dans ce coin d’Amérique et le pousse à progresser ». Ces poncifs racistes écrits sous le coup de l’émotion par un jeune homme à la pensée encore hésitante serviront d’appui aux détracteurs du Che en les faisant passer pour des propos mûrement réfléchis et tenus par un révolutionnaire aguerri. Accuser Guevara de racisme avéré sur cette seule base est d’autant moins crédible que c’est lui qui, dix ans plus tard, voudra faire éditer à Cuba l’œuvre de Frantz Fanon, figure majeure de l’anticolonialisme, avant qu’il ne reprenne les armes pour aller se battre au Congo.

Quoi qu’il en soit, la mutation radicale d’Ernesto s’achève lors de son second voyage en 1953. C’est en effet lors de ce périple que le jeune homme révolté passe d’« observateur neutre » à acteur à part entière. Au Guatemala, il est mis en relation avec les milieux politiques de gauche, puis doit quitter le pays après un coup d’État organisé par la CIA qui renverse le président progressiste Jacobo Árbenz. Cet évènement marque profondément Ernesto, renforçant son antiaméricanisme viscéral ainsi que son scepticisme envers l’efficacité du processus démocratique. Réfugié au Mexique, il retrouve un groupe d’exilés cubains qui le présentent à leur leader Fidel Castro. Ce dernier entend alors mener une guérilla à Cuba pour faire tomber le dictateur Fulgencio Batista. Coup de foudre immédiat, Ernesto s’engage sans hésiter dans le mouvement et devient alors définitivement le “Che” –sobriquet renvoyant à sa nationalité argentine trouvé par ses nouveaux compagnons de lutte.

Le mythe de la révolution

Ernesto “Che” Guevara entouré d’autres leaders de la révolution cubaine, en 1959
AFP / Getty Images

« Le plus grand scandale de la révolution cubaine n’est pas d’avoir exproprié les planteurs, mais d’avoir mis les enfants au pouvoir », écrivait Jean-Paul Sartre dans un article à France-Soir en 1960. En peu de mots, tout le romantisme de la révolution cubaine est résumé. Celui de quelques dizaines de combattants « jeunes et photogéniques » qui, dans un mélange d’audace et d’irrévérence, parvinrent à soulever un pays entier pour faire tomber un despote. Comme dans toute bonne histoire, rien ne laissait présager un tel dénouement : en 1956, les guérilléros accostent en catastrophe à Cuba à bord d’un bateau de fortune. Fraîchement accueillis par l’armée, ils fuient alors vers les montagnes de la Sierra Maestra pour lancer leur guérilla contre le régime de Batista. Bien qu’isolés, ils parviennent en deux ans seulement à mobiliser les paysans, tisser un réseau urbain, gagner du terrain face à l’armée régulière, paralyser le pays à coups de grèves nationales et de manifestations, puis lancer une ultime offensive pour finalement marcher triomphalement sur La Havane en 1959. Pour une grande partie de l’opinion internationale, ces libérateurs font alors office de Robins des Bois modernes, au premier rang desquels Fidel, son frère Raúl, et évidemment le Che.

Et pour cause, ce dernier fut peut-être le plus zélé des combattants de l’armée rebelle. Se dévouant corps et âme à la révolution pendant ces longs mois malgré son asthme persistant, il vit probablement là les plus beaux instants de sa courte existence. Dans ses carnets, il écrit ainsi avec humour : « Je vais rester un peu plus longtemps. J’ai découvert que la poudre était le seul remède contre l’asthme ». Délaissant assez vite son rôle initial de médecin du groupe, il est promu Comandante en 1957 et joue un rôle clé dans la plupart des opérations, s’illustrant notamment dans la bataille de Santa Clara en 1958, ville où réside encore aujourd’hui un mausolée à son honneur.

« Le 29 décembre 1958 un peloton de 18 hommes […] sous les ordres du commandant Ernesto Che Guevara et avec sa participation directe au déraillement, attaque et s’empare d’un train blindé composé de 2 locomotives et de 18 wagons, avec à bord 408 officiers et soldats et un puissant armement […]

Après une heure et demie de combat, les soldats de l’armée rebelle armés uniquement de fusils et de bouteilles incendiaires, obtiennent la reddition de l’ennemi et remportent une brillante victoire militaire.

Gloire aux héros »

Inscription sur une stèle commémorative à Santa Clara

Finalement, quel reproche pourrait-on faire à l’exemplaire soldat Guevara ? Eh bien justement ce zèle intarissable, qui s’avère parfois être un vrai talon d’Achille. Fidel Castro réprimande ainsi à plusieurs reprises son camarade argentin pour cette « excessive agressivité » qui lui fait prendre des risques inutiles. Il est vrai que les écrits du Che peuvent choquer par leur violence : lui qui signe parfois ses lettres «Staline II» se dit « vivant et assoiffé de sang », chante son amour de la guerre et de ses « instruments de la mort ». Le commandant est également intransigeant envers ceux qu’il considère comme des traîtres et des lâches, se chargeant personnellement de leur exécution, le plus souvent sans aucune forme de procès. Certains témoignages sont particulièrement édifiants : le Che aurait par exemple ordonné la mise à mort d’un fermier coupable de ne pas adhérer à la révolution, ou aurait fait fusiller de sang froid un jeune guérilléro ayant volé un peu de nourriture. En tout, on estime à quinze le nombre de personnes exécutées sur ordre de Guevara entre 1957 et 1958. Cependant, ces affirmations ne reflètent qu’une partie de la vérité. En effet, il semble que le Che ait été à l’inverse particulièrement bienveillant à l’égard des erreurs de ses propres troupes –tant qu’elles ne sont pas volontaires– ainsi que des prisonniers ennemis. Ainsi, il soigne les soldats adverses comme ses propres hommes et interdit catégoriquement tout forme de torture ou d’exécution, intervenant à plusieurs reprises auprès de Fidel Castro pour empêcher la mise à mort d’un prisonnier. Ajoutons à cela que dès son arrivée à la Sierra Maestra, il s’emploie à fournir des soins dans les villages isolés et à alphabétiser les nouvelles recrues. Mais si cette réputation de bourreau sanguinaire colle toujours autant à Guevara, ce n’est pas tant à cause de son comportement dans la jungle cubaine qu’en raison de son rôle dans les semaines qui suivirent la révolution…

Le Robespierre des Caraïbes ?

Le Che en 1964
Elliott Erwitt / Magnum Photos

Le 8 janvier 1959, alors que Batista s’est déjà enfui en République dominicaine, les barbudos de Fidel Castro entrent triomphalement à La Havane. Sous les acclamations de la foule, Fidel prévient d’emblée : « Je vous avertis aussi, rien ni personne ne pourra sauver les criminels ; ceux qui auront assassiné seront châtiés sans pitié. » Aussitôt dit aussitôt fait, Guevara est nommé « commandant et procureur suprême » de la prison de la Cabaña. En clair, c’est lui qui est chargé d’arrêter et de juger les cadres de l’ancien régime. Selon les estimations, il aurait ainsi signé les exécutions de 156 à 550 personnes en à peine un mois. Suffisant pour en faire un boucher assoiffé de sang ? Il est vrai que sur le plan purement juridique, la procédure semble ne pas tenir la route : la plupart des procès sont expédiés en moins d’une journée, le juge est en même temps le procureur, et en cas d’appel, c’est le Che lui-même qui tranche en dernier lieu.

Mais comme le note pertinemment le modéré Rufo López-Fresquet, ministre des Finances de l’époque : « L’étranger, spécialement américain, mit l’accent sur l’aspect juridique de ces jugements révolutionnaires. Le Cubain s’intéressait à leur aspect moral ». Et pour cause, les accusés sont loin d’être des enfants de chœur : ce sont pour la plupart des policiers, hommes politiques et proches du régime de Batista dont la participation aux infamies de la dictature est avérée ; des militaires coupables de crimes de guerre ; ou encore des anciens membres du « bureau de la répression des activités communistes », police politique ayant eu recours à l’enlèvement, la torture et l’assassinat à de nombreuses reprises. Compte tenu de la rage accumulée dans le pays à l’encontre des crimes de la dictature, l’épuration castriste est donc loin d’être sanguinaire : par comparaison, l’épuration en France après la Libération a fait environ vingt fois plus de morts –et ne parlons même pas de la Terreur. Certains avancent alors que dans le lot, des militants anticommunistes auraient également été condamnés à mort par le Che. Pourtant, rien n’appuie aujourd’hui une telle affirmation : après cinq ans d’enquête, le biographe du Che John Lee Anderson n’a trouvé aucune preuve démontrant que Guevara aurait effectivement exécuté des innocents.

Plus largement, c’est en fait son implication concrète pendant ces quelques semaines qui est questionnée : n’a-t-il été qu’un lointain superviseur, comme l’affirme notamment son épouse Aleida March, ou bien un chef incontournable s’acquittant d’un suivi assidu des exécutions ? Si la réponse ne sera probablement jamais connue avec exactitude, une chose est certaine : la bonne conscience du Che est totale. Bien que n’éprouvant vraisemblablement aucun état d’âme vis-à-vis des condamnés, il exige que tous les officiers se relaient pour assurer les exécutions afin de rendre la responsabilité collective et d’éviter d’éventuelles « pulsions sadiques ». Dans sa traditionnelle intransigeance, Guevara résume ainsi les choses : « La justice révolutionnaire est une justice véritable, elle n’est pas rancœur ou débordement malsain. Quand nous infligeons la peine, nous le faisons correctement ». Cela peut repousser ou rassurer, le Che n’en a que faire. La révolution n’a pas le temps de s’attarder aux marivaudages.

« Des élections ? Et pour quoi faire ? »

La page de la dictature définitivement tournée, il est désormais l’heure de bâtir un nouveau monde à Cuba. Satisfait du travail de son camarade argentin, Fidel Castro nomme le Che à divers postes gouvernementaux. Bien que n’ayant aucune formation politique ou économique, Guevara est ainsi nommé dirigeant de l’Institut de la réforme agraire, président de la Banque nationale de Cuba –malgré son mépris absolu pour l’argent– puis surtout ministre de l’Industrie en 1961. Pendant ses six ans passés au sein du gouvernement révolutionnaire, le Che théorise et met à l’épreuve sa vision du monde. Une vision portée par les idées marxistes, assurément. Mais parmi les cinquante nuances de rouge, de quel communisme parlons-nous au juste ?

Si Guevara a évidemment lu Marx et Engels et se dit marxiste « avec autant de naturel qu’on est newtonien en science ou pasteurien en biologie », sa vision de l’organisation de la société diffère de celle du penseur allemand. Quand Marx appelle à la disparition progressive de l’État, le guérilléro argentin, dans la lignée de Lénine, désire une société éminemment structurée : « En tête de l’immense colonne, nous n’avons ni honte ni timidité à le dire, marche Fidel ; puis viennent les meilleurs cadres du parti, et, immédiatement après, si proche que l’on sent sa force énorme, l’ensemble du peuple… ». En clair, le peuple sert de boussole et dicte sa volonté au gouvernement. Les cadres du parti sont ensuite chargés de transformer ces « désirs parfois obscurs » en idées concrètes. En haut de la pyramide enfin, le Lider Maximo instaure la politique voulue par le peuple et sculptée par le parti. Voilà donc la «démocratie directe» accomplie, sorte de structure verticale où l’impulsion part du bas. Cependant, quand on regarde les faits de plus près, la théorie guévariste n’est que moyennement convaincante : en réalité, Cuba est plutôt une dictature en puissance, où l’opposition est bâillonnée, la presse mise au pas et les libertés fondamentales bafouées. Certes, mais là n’est pas l’essentiel pour le régime cubain, qui considère comme Marx que la démocratie libérale est tout bonnement vide de sens.

En effet, être « libre » ne signifie rien pour celui qui n’a tout simplement pas assez manger ou qui ne peut pas se loger, et ce ne sont pas des élections entre millionnaires qui vont y changer quelque chose. C’est pourquoi le gouvernement révolutionnaire s’assure avant tout de pouvoir offrir des conditions de vie décentes à l’ensemble de ses citoyens : l’eau, l’électricité, les transports, les logements et l’alimentation de base sont garantis par l’État à des prix modestes ; l’emploi et les retraites sont assurés pour tous ; la santé devient gratuite ; l’alphabétisation érigée en priorité nationale. Plutôt qu’une démocratie politique à proprement parler, le Che et le régime cubain proposent donc une démocratie sociale, où l’égalité ne se trouve pas tant au niveau du droit que de l’infrastructure. S’il faut évidemment déplorer que l’une n’aille pas avec l’autre, force est de constater que dans un pays où 41% de la population est au chômage et 61% des enfants non scolarisés, ces mesures gagnent vite un large soutien populaire, avec ou sans bulletin de vote.

« Des élections ? Pour quoi faire ? » demande Fidel Castro à la foule lors d’un discours prononcé en 1960
AFP

En l’absence d’élections, le Che considère que les gouvernants doivent se montrer absolument irréprochables à l’égard du peuple et toujours servir l’intérêt commun. Cependant, cette volonté dépasse largement la simple éthique politique : pour lui, il est même du devoir des dirigeants d’être « toujours meilleurs, plus purs, plus humains que tous les autres ». En effet, le ministre argentin rêve d’édifier un « homme nouveau », le révolutionnaire accompli, que les gouvernants doivent incarner au mieux pour montrer l’exemple au reste de la population. Ainsi, selon le Che, l’homme nouveau serait un être complet, libéré de la marchandise et de toute préoccupation individualiste pour être entièrement tourné vers l’intérêt de la communauté –sans pour autant renier sa personnalité si celle-ci peut jouer un « grand rôle mobilisateur ». Par ailleurs, il ne serait nullement motivé par des récompenses matérielles, apanage du capitalisme, mais par des stimulants moraux tels que la solidarité et le bien commun. Ainsi, le Che s’efforce de montrer la voie par un comportement exemplaire, passant régulièrement ses soirées et week-ends au travail volontaire – notamment dans les usines de textiles, sur les ports ou à la récolte de canne à sucre– et rejetant catégoriquement tout favoritisme lié à son rang : une fois nommé ministre, il refuse par exemple que son salaire soit augmenté ou s’indigne quand des étudiants lui proposent de faire une conférence rémunérée ; en pleine intervention dans une usine en flammes, on lui propose un verre de lait, qu’il refuse aussitôt qu’il apprend qu’il n’y a pas à boire pour tous les travailleurs présents ; en visite officielle au Japon, il interdit à trois soldats de passer la soirée au cabaret, décrétant qu’on ne gaspille pas « l’argent du peuple en orgie avec des putes »… les exemples pleuvent, en faire la liste exhaustive s’avérerait mission impossible. En somme, le Che fait donc preuve d’un rigorisme absolu à la limite du jansénisme, prône un sens du sacrifice et un dépassement de soi permanents. Dans ce contexte, on comprend bien son opposition formelle au droit de grève et à la représentativité syndicale : seuls comptent la production et l’effort. Quant aux gouvernants qui osent s’offrir un quelconque privilège, aussi insignifiant soit-il, la punition est sévère : certains sont par exemple envoyés dans des camps de travail forcé à l’ouest de l’île –ceux qui refusent ont alors l’obligation de démissionner.

Peut-on pour autant taxer Guevara de sectarisme ? En réalité, malgré son radicalisme outrancier, le Che n’a pas recours à la mauvaise foi et se soumet volontiers au débat argumenté –si tant qu’on ne soit pas trop éloigné de lui idéologiquement. Surtout, sa vision particulière et son absence de calcul politique en font un électron libre au sein du gouvernement, capable de critiquer l’ogre soviétique quand il le faut : en 1965, à l’occasion d’un discours prononcé à Alger, il fustige ainsi les pays socialistes, qu’il accuse d’être « dans une certaine mesure complices de l’exploitation impérialiste ». Aussi, ajoute-t-il, « ils ont le devoir de liquider leur complicité tacite avec les pays exploiteurs de l’Ouest » et de payer les « pays qui s’engagent sur la voie de la libération ». La violence de ce discours et son immense impact sur le monde socialiste ne plaisent guère à l’URSS, qui demande aussitôt à Fidel Castro de recadrer son ministre. De fait, complètement dépendante de l’aide soviétique, Cuba se transforme peu à peu en une pâle démocratie populaire version tropicale, et avec elle sa bureaucratie naissante et sa nomenklatura locale. Dans ce contexte, le Che comprend bien qu’il n’a plus sa place. Désavoué par le pouvoir, il quitte aussitôt l’île pour reprendre le combat sur d’autres terres du monde, forgeant encore un peu plus sa légende.

Le mythe du révolutionnaire

Le Che en pleine explication de l’art la guérilla dans la jungle congolaise, en 1965

Au fond, en abandonnant son confortable ministère, le Che retrouve sa vraie nature : il n’est ni un bureaucrate ni un habile stratège politique, comme en atteste son médiocre bilan à la tête de l’industrie cubaine, mais un idéaliste forcené. Alors, convaincu qu’il sera plus utile les armes à la main que derrière un bureau, il se donne pour mission d’exporter la révolution à l’international –avec cette fois-ci l’aval de Castro. Première étape au Congo (ex-belge et actuelle RDC), où il entend prêter main forte à la rébellion Simba, espérant ainsi transformer un mouvement limité en authentique révolution. Pendant des mois, le Che s’emploie ainsi à former les combattants à l’idéologie marxiste et aux rudiments de la guérilla avec une volonté sans faille. Mais il est bien le seul : les rebelles locaux se montrent incompétents et peu motivés, faisant davantage confiance à la sorcellerie qu’aux stratégies militaires et pillant parfois les villages au lieu de s’assurer du soutien des populations locales. Du côté des dirigeants de la rébellion –au premier rang desquels le futur président Laurent-Désiré Kabila– ils passent moins de temps à agir qu’à disserter révolution dans les salons mondains, au grand dam du commandant Guevara. Dans le même temps, celui-ci se montre bien incapable d’analyser les singularités locales, voulant à tout prix imposer la recette qui a fonctionné à Cuba. Débordée de toutes parts et minée par les conflits internes, l’armée rebelle est condamnée à la débâcle. Pourtant, le Che s’entête, estime qu’il est de son devoir de rester seul pour combattre jusqu’au dernier souffle. Dissuadé par ses compagnons, il quitte finalement le Congo après sept mois de frustration et d’incompréhension, qu’il résumera ainsi dans les premières lignes de son journal du Congo : « Ceci est l’histoire d’un échec ».

Loin de se décourager après un tel fiasco, le Che décide en 1966 de créer un foyer insurrectionnel au cœur de l’Amérique latine, en Bolivie, dans l’optique de libérer ensuite tout le continent. Mais là encore, cet ambitieux projet tourne vite à la déroute, à croire que l’expérience congolaise n’était qu’une répétition générale. Isolée dans une jungle au climat hostile, mal équipée, incapable d’obtenir l’adhésion des paysans et lâchée par Cuba et le Parti communiste bolivien, la petite armée du Che se retrouve vite encerclée par 1600 militaires spécialement entraînés par la CIA. Le 8 octobre, blessé et souffrant de violentes crises d’asthme, il est arrêté, emmené en haut des montagnes boliviennes, puis sommairement exécuté.

Bien que lui-même répugnait la comparaison, difficile de ne pas voir une dimension christique chez ce barbu mort en martyr de la révolution à l’âge de 39 ans. Les déserteurs qui l’ont trahi feront office de Judas, le soldat qui lui offre son épaule au moment de son arrestation sera comme Simon de Cyrène qui aide le Christ à porter sa croix, tandis que le Che oublié de tous dans les montagnes boliviennes fait penser au Jésus des Évangiles s’écriant : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Cette filiation évidente achève de faire du Che une icône, celle d’un homme pur à la jeunesse éternelle qui a sacrifié sa vie pour défendre ses idées.

À gauche, la dépouille du Che en 1967 (photographie de Freddy Alborta)
À droite, La Lamentation sur le Christ mort (peinture d’Andrea Mantegna)

Choisis ton camp, camarade

Finalement, à l’heure du verdict du procès Guevara, tout semble encore plus confus qu’au départ. À la lumière de la vie du Che, il semble en effet impossible de trancher entre les deux visions simplistes qui s’offrent à nous, l’une faisant du guérilléro un héros romantique, l’autre le dépeignant en monstre sanguinaire. À l’évidence, ceux qui l’érigent en modèle de vertu sans évoquer sa face la plus sombre se trompent, mais ceux qui prétendent déconstruire le mythe ne font en réalité qu’exagérer ces zones d’ombre, voire en inventent d’autres de toutes pièces.

Alors quoi ? Faut-il en conclure, telle une plate dissertation de philosophie, que rien n’est blanc ou noir, que c’est un peu des deux ? En réalité, il nous faut surtout dépasser ce clivage stérile. Admirer Che Guevara n’est pas l’idolâtrer ou voir en lui un modèle absolu, et encore moins acheter un T-shirt à son effigie. Au contraire, il faut savoir le questionner, remettre en cause sa vision de la justice et de la démocratie, ne pas laisser le monopole de la critique à ses détracteurs les plus malhonnêtes. Ceci étant dit, il nous reste à admirer son abnégation, son absence de cynisme, et plus largement une vie passée à défendre coûte que coûte un idéal émancipateur. Cela paraît peu, mais c’est déjà beaucoup.

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